Dossier: tendances coloris et matériaux 2018-2019
Afin de se faire une image complète de ce qui s'annonce dans l'univers de la couleur et de la déco intérieure, Polycaro a rencontré Hilde Francq, trend- & colorwatcher, pour une interview exclusive. Et vous verrez dans ce dossier quelles répercussions ces tendances pourront avoir sur le monde de la pierre naturelle, de la céramique et des composites.
C’est qui, Hilde Francq ?
Hilde Francq, entrepreneur et visionnaire, est une dame qui impose le respect. À la tête de son entreprise Francq Colors, elle écume le marché à la recherche des couleurs et tendances montantes, et conseille des entreprises dans le monde entier à partir de ses constatations et rapports. Ses études se basent sur les influences qu'elle glane dans les villes, les salons, à travers les programmes des musées et des écoles internationales, et ce dans trois secteurs : food, fashion et intérieur.
Elle affine les macro-tendances distillées à partir de ses observations et les traduit en termes de lifestyle et de tendances-consommateurs. Ses rapports appliquent le principe ‘connecting the dots’, et elle prédit tous les six mois, avec 100 % de certitude, les tendances en matière de consommation et de coloris pour les deux années à venir.
Quand on sait que 80 % de tous les achats sont décidés en raison de la couleur, il est bien évident qu'un rapport de ce type est indispensable pour ceux qui ne veulent pas manquer le train de l'avenir. Le fait que le rapport Francq tout en couleur soit expédié deux fois par an dans 40 pays prouve bien son intérêt...
Vous avez dit trend ?
Voici la définition du mot 'trend' (tendance) selon notre Collins Dictionary: ‘a trend is a change or development towards something new or different’ (une tendance est un changement ou une évolution vers quelque chose de nouveau ou de différent). Et ce qu'en dit www.trendwatching.com, l'agence d'observation de tendances la plus connue au monde : ‘a consumer trend is a new manifestation among consumers – in behaviour, attitude or expectation – of a fundamental human need, want or desire.’
Il s'agit donc d'un concept large, qui s'appuie toujours sur la sociologie, et qui peut être défini en fonction de sa durée. Les macro-tendances peuvent ainsi s'étaler sur 10 à 30 ans, les tendances-consommateurs sur 5 à 10 ans, et les tendances-couleurs sur une période d'un à cinq ans, les hypes et autres modes passagères en étant exclues, car elles ne durent qu'une saison tout au plus. Les chefs d'entreprise recourent aux observateurs de tendances pour se faire une image de l'avenir et définir ainsi le cours que suivront leur entreprise, leurs produits ou leurs stratégies marketing.
Voici ce que déclare Hilde : “En tant qu'entreprise, il est important de prévoir 80 % de couleurs 'commerciales' et 20 % de coloris 'image building'. Les 80 % vous rapportent votre chiffre d'affaires, les 20 % vous permettent d'asseoir votre image.
Vous devez de toute façon trouver à vous positionner au sein du marché, soit comme un pionnier, ou plutôt comme un suiveur. À partir de cette position, vous sélectionnez les différentes tendances de style correspondant à votre produit ou à l'image de votre entreprise”, nous apprend-elle. Son rapport de tendances est toujours construit autour de six thèmes qui captent chacun une certaine sociologie et à partir desquels sont distillés des couleurs, des matériaux et des textures.
Yellow brick road
Si la sociologie constitue la base des tendances montantes, alors les temps troublés que nous vivons aujourd'hui nous prodiguent sans aucun doute suffisamment de matière à inspiration.
Hilde confirme sans hésiter : “Les gens d'aujourd'hui sont fatigués de la course à l'argent, des 'il faut', du numérique et de l'artificiel. On aspire à la chaleur et à l'intimité, et un retour vers Dame Nature s'impose. Une première tendance importante qui vient se greffer là-dessus, en fait déjà présente, trouve son origine au pays de La Pachamama (mère nature): l'Amérique latine. Les influences péruviennes détermineront en grande partie l'avenir.” Un thème désigné dans le rapport Francq comme ‘The Explorer’, et qui se caractérise en particulier par des matériaux bruts, cuits, et l'ajout de particules et pigments aux couleurs chaudes.
“Dans ce contexte, la brique et les dalles de terracotta deviennent un produit très important, tout comme les composites et, bien entendu, le terrazzo. Nous constatons déjà un revival de ce dernier en architecture, mais les designers expérimentent eux aussi cette structure de granulats. Le terrazzo fera son retour sur les sols et les murs, dans les objets décoratifs et le mobilier”, déclarait Hilde Francq.
'The Explorer' décline également des formes stratifiées et des structures en escalier, abandonnant totalement les finitions bien polies. Dans ce style, nous voulons voir et sentir le grain dans la pierre. C'est dans cette optique que certains composites ont été ramenés à la vie. Que ce soit pour les sols, les murs, les salles de bains ou les cuisines, les composites regagnent du terrain avec le désir de surfaces qui laissent place à la tactilité.
Rouge, orange, brun, ocre et jaune sont les teintes de l'écorce terrestre et les couleurs dominantes de ce thème. On les retrouve dans les tapis, les habillages de fenêtres, le mobilier, les tissus, la brique et les carrelages, et même dans la collection de verres aux couleurs de terre des frères designers Ronan & Erwan Bouroullec.
Les pierres qui reflètent la chaleur de notre terre dans leur couleur, leur texture et leur origine, et qui monopoliseront toute l'attention ces prochaines années, sont le grès, le travertin et la pierre de lave.
“Mais cela va bien plus loin encore”, poursuit Hilde. “Des lits de rivières asséchés et des espaces désertiques caractéristiques de l'Amérique du Sud se traduisent, dans l'univers The Explorer, par des structures en alvéoles ou gaufrées, du craquelé et des perforations. Nous assistons à leur grand retour dans l'industrie de la mode, ainsi que dans le mobilier et le revêtement de murs. Des couleurs chaudes de terre et des textures brutes seront associées à des matériaux froids mais brossés et perforés. Au Japon, Acne studios peut être considéré comme un des ‘early adopters’ de cette tendance, avec dans ses boutiques de mode des sols en terrazzo associés à des murs d'acier perforé.”
Wabi-Sabi, l'Art de l'Imperfection
Le besoin de nature et de retour à nos origines s'élargit encore dans une tendance qui rejette toute recherche de la perfection et se tourne vers l'être. Et ce dans toute sa nudité, et donc dans toute sa beauté ou sa laideur. C'est une sorte d'anti-tendance face à la production de masse, à la perfection et à l'industrialisation, à l'industrie et aux réseaux sociaux 'fakebook', et un appel toujours plus fort à l'authenticité. Ce qui signifie irrégularités et pureté, et la recherche de la beauté dans la fragilité.
Le regretté Leonard Cohen chantait déjà la perfection de l'imperfection dans cette phrase bien connue “There’s a crack in everything, that’s how the light gets in”. Il s'agit de laisser la recherche de perfection pour ce qu'elle est et d'accepter cette idée. Au Japon, cet état d'esprit se nomme ‘Wabi-Sabi’, ou l'art de l'imperfection. Cet art peut être pris au pied de la lettre et s'exprime à travers le ‘kintsukuroi’ : des objets brisés, comme des plats, des pierres ou du carrelage, sont collés avec une sorte de résine à laquelle ont été ajoutées des particules d'or ou d'argent. Des objets brisés et inutilisables sont ainsi anoblis pour devenir des objets d'art à part entière, encore plus beaux qu'avant leur destruction.
Hilde Francq : “L'effet Wabi-Sabi pousse sa puissante impulsion jusqu'à accepter la fragilité, parvenant ainsi à une nouvelle tendance, qui s'esquisse actuellement, et qui consiste à travailler avec des matériaux usagés, montrant des signes d'usure. Nous voyons ainsi des métaux luxueux, mais avec une finition patinée ou brossée. Le cuivre rouge est laissé de côté et doit faire place au cuivre jaune et au laiton.”
Dans un tel contexte, les marbres cliniques et épurés deviennent trop froids et trop impersonnels. On trouve l'authenticité dans des marbres plus poreux, avec lesquels la tactilité et le toucher prennent une grande importance.
“La beauté de l'imperfection et de la fragilité laisse place à la possibilité d'un défaut, qui rend le matériau beau et unique”, explique Hilde Francq. Des marbres blancs, épurés, cèdent la place à une pierre qui montre des textures veinées et tangibles. Nous quittons une surabondance de matériaux et nous allons nous entourer de moins, d'objets plus purs, complétés par une sélection d'objets forts.
Dans la palette des couleurs, nous constatons aussi un glissement du blanc vers le grisé et les pastels jaunis. Les images ne sont plus neuves et 'clean', mais vieillies comme ces images de fleurs à l'aspect défraichi et fané, les fameuses ‘faded flowers’.
“C'est le prolongement d'un mouvement qui est en cours et qui rejette le rythme accéléré de la société, on cherche un équilibre intérieur et le repos. On pourrait dire que c'est la tendance 'mindfulness' (pleine conscience) au sein de l'univers du style et de la couleur. On voit aussi une évolution de la tendance scandinave qui règne depuis déjà dix ans. Celle-ci demeurera, mais elle s'habillera ces prochaines années avec des essences de bois sombre et usé plutôt que des bois au ton clair, joyeux et frais”, indique Hilde.
You Want It Darker
Cette évolution du matériau 'clean' vers le brut, du 'fake' vers l'authentique, du rapide vers la lenteur, fait naître un mouvement de retour à l'intérieur qui nous permet de retrouver le contact avec nous-mêmes. On cherche l'intimité dans un cocon sûr, qui nous protège du tumulte du monde extérieur, et ceci se traduit par un intérieur qui nous enveloppera tout comme le ventre chaud et obscur qui abrite et apaise notre enfant intérieur.
“Les intérieurs deviendront sombres. Les couleurs sombres créent l'intimité et nous aident à retourner en nous-mêmes”, poursuit Hilde Francq. Dans un monde où l'anonymat est de mise, nous n'avons jamais autant réfléchi à ce que nous sommes ou voulons être. “L'intérieur traduit ce phénomène sociologique en combinant des couleurs sombres et des ténèbres avec des matériaux riches et doux au toucher. Car nous voulons être traités avec douceur et amour dans notre recherche d'intimité.”
“La tendance marquante dans la droite ligne de ce mouvement est l'utilisation de matériaux brûlés, comme le bois et le métal. La pierre sombre, ou les imitations de pierre naturelle et les marbres aux dessins tourmentés, accompagneront cette tendance. Et, pour ceux qui sauront l'entendre, le basalte prendra une place très importante dans un proche avenir”, révèle Hilde.
Il n'y a pas à s'étonner du fait que cette ligne sombre se prolonge à tout l'intérieur, y compris aux toilettes, à la cuisine et à la salle de bains. Ces couleurs sombres, associées à des matériaux luxueux mais usés ou patinés, et complétées par une riche décoration, promettent de faire saliver plus d'un architecte d'intérieur. “Nous voyons d'ailleurs, au sein de cette tendance, une large inspiration venue de l'art déco, et la pierre naturelle y trouve largement sa place”, précise encore Hilde.
C'est en particulier dans l'horeca qu'on trouve les 'early adopters' de cette tendance 'sombre'. Les restaurants et les bars auront toujours une longueur d'avance sur la déco résidentielle. Ils ont d'ailleurs davantage à y gagner avec les 20% d'image branding. Des espaces sombres, l'utilisation de laiton et d'acier brossé, des murs entiers habillés de marbre veiné sombre ou de produits céramiques imitant la pierre deviennent très intéressants pour ce secteur.
Renaissance
La vie est caractérisée par l'opposition de deux pôles qui donnent chacun sa signification à l'autre. Que serait le noir sans le blanc ? Les pôles opposés apportent paix et équilibre dans le chaos de la dualité de notre existence. Même si les tendances du futur laissent prévoir un évident mouvement ‘back to the roots’, avec des matériaux bruts, non finis, et des intérieurs sombres, presque usés, nous voyons se manifester dans cette éternelle recherche d'harmonie un mouvement d'énergie féminine qui apporte repos et douceur, et crée un équilibre au sein de cette atmosphère principalement masculine.
Le féminisme joue le rôle principal dans cette tendance. Nous parlons ici de formes féminines et de courbes, de douceur et de sensibilité, tant dans les couleurs et les textures que dans les matériaux. La tendance dominante aux teintes sombres de la fragilité trouve sa renaissance dans des surfaces parfaitement mates et veloutées, des tons intermédiaires subtils et sophistiqués, avec des teintes cassées telles que 'nude' et rose aux nuances pêche.
La tactilité prend une grande importance au sein de cette tendance, mais en se tournant vers le féminin et la douceur. On travaille avec des textures mates veloutées, qu'il suffit de regarder pour sentir la délicatesse de leur toucher.
“La douceur de la féminité est le terme qui décrit cette tendance. Des tissus comme la flanelle et le velours vont vivre un grand come-back dans les prochaines années, et pas seulement pour l'espace intérieur. Ceux qui pensent que des coussins de velours n'ont rien à faire dans le salon de détente autour de la piscine se trompent. L'intérieur trouve son prolongement dans l'espace extérieur, et il en va de même pour ses couleurs, matériaux et textures”, ajoute Hilde Francq.
“Le rose devient par ailleurs le nouveau noir. Je le dis depuis des années déjà, et ma prédiction se réalise. Nous voyons aujourd'hui arriver un rose adulte, dans la mode comme dans la déco intérieure, et cette tendance durera encore longtemps. Le rose apporte l'harmonie en temps de crise. C'est d'ailleurs confirmé par l'étude d'Eva Heller. On associe le rose à la tendresse, la douceur, la sensibilité, qui sont précisément les éléments recherchés en réponse à ces temps difficiles. Le marbre rose et l'albâtre se sentiront parfaitement à leur place dans ce contexte, et apporteront l'harmonie dans des intérieurs sombres et usés.”
L'équilibre du brut face à la douceur se prolongera en outre par l'opposition du transparent face à l'opaque, et l'on travaillera beaucoup plus avec du verre (aux teintes de terre) contrastant avec le métal et la pierre.
“Au sein de ce style, le bleu sera à la fois l'accent et l'eyecatcher. Il s'agit plus précisément du bleu outremer Yves Klein, breveté sous le nom d'International Klein Blue (IKB). Un tuyau pour ceux qui aiment expérimenter en termes d'image branding au sens de la règle des 20-80%”, conclut Hilde Francq.
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