“Il faut être un peu fâché contre le monde pour pouvoir le changer"
C’est par un jour d’hiver, en ces temps glacés de Coronavirus, que j’arrive au site historique du Canal, le long des rives du canal Albert, à Wijnegem. Ici, dans l’une des maisons ‘Cube’ qui entourent cette ancienne distillerie de 1857, la muse d’Arjaan De Feyter cherche et repousse sans cesse ses propres limites. La proximité inspirante du marchand d’art Axel Vervoordt lui rend parfaitement honneur, car l’architecte d’intérieur Arjaan De Feyter est devenu un concept international. Malgré son existence affairée, il émane de lui quelque chose d’harmonieux et apaisant. Ses paroles sont réfléchies, authentiques et pleines de sagesse. Je réaliserai plus tard que ce sont également les caractéristiques de ses réalisations. Les photos que je feuillette dans son portfolio sont très voluptueuses. Mais qu’est-ce que la beauté en fin de compte ? C’est le moment d’engager un dialogue profond avec cet homme intègre.
La beauté Arjaan, qu’est-ce pour vous ?
Arjaan De Feyter: “La beauté est clairement une notion subjective mais, pour moi, la beauté est liée de manière inhérente à l’histoire qui se cache derrière. Comment pouvez-vous juger que quelque chose est beau ou laid sans connaître son histoire ? Prenez un carré vide : pourquoi se vendra-t-il chez un artiste et pas chez l’autre ? Ou ce siège vintage sur lequel vous êtes assise : son dossier en bois est incurvé, et pourtant fait d’une seule pièce. Cela ne se voit pratiquement plus aujourd’hui. Le processus de fabrication de ce siège raconte une histoire. Et cette histoire fait que je le trouve particulièrement beau. C’est la même chose pour la musique : autrefois, j’achetais un CD et je lisais les textes de mes chansons favorites dans le livret fourni avec. Je voulais l’histoire derrière les chansons. Aujourd’hui, nous lançons une playlist sans nous soucier nullement de savoir qui nous écoutons, ou quoi.”
Lorsque je lui demande s’il y a quelqu’un qu’il admire particulièrement, il répond ‘non’ sans la moindre hésitation. “Je trouve qu’avoir un favori vous pose des limites, et je n’aime pas faire du name-call. Même chose avec les tendances : je ne m’en soucie pas. Pour moi, un projet existe à partir du contexte du bâtiment et de son environnement, et de la personne qui y vivra. Et tout commence avec le fait de regarder. Un bon architecte d’intérieur combine une vision architecturale et le potentiel d’un espace avec le mode de vie d’aujourd’hui. Je me retrouve souvent dans des espaces où je sens immédiatement que quelque chose cloche. Alors, la solution apparaît presque d’elle-même sur ma rétine, sous la forme d’images et de lignes, d’éclairement et de circulation. Un peu comme dans The Matrix. Parfois, il faut avoir connu soi-même, dans sa propre habitation, une circulation qui fonctionne mal. Prenez par exemple le concept d’un espace de jeux pour les enfants. Cela ne fonctionne pas. Les enfants ne veulent absolument pas jouer dans un espace séparé à l’arrière de la maison, ils veulent être à côté de vous ! Se cogner la tête contre le mur est la meilleure école.”
Quelles sont pour vous les meilleures commandes, ou peut-être même la réalisation ultime ?
Arjaan: “Autrefois, je pensais que je devais avoir carte blanche pour pouvoir me trouver. En fait, c’est exactement le contraire. Tout est lié au contexte, dans lequel l’espace et le client sont des facteurs déterminants. Mais lorsqu’un client souhaite quelque chose qui n’est pas en accord avec le contexte du bâtiment, je peux être très convaincant pour l’inciter à regarder dans une autre direction."
"Quand je me retourne sur mon parcours, je remarque que je cherche souvent des projets dont je ne suis en fait pas capable. J’ai besoin de cette friction, cette lutte dans un processus de réalisation ou de création. Ce sont les projets difficiles et pour lesquels on a finalement trouvé la solution qui me rendent enthousiaste et me font vivre. Mais bon, on peut toujours faire plus grand ou plus difficile ! La question ultime est de savoir si c’est bien cela le défi. Je me remets souvent en question, en osant douter sur le contenu de mon avenir et la direction dans laquelle je veux continuer. Dans sa vie, un humain effectue un trajet et là, ou bien vous y restez bloqué, ou bien vous en faites quelque chose. Je trouve très beau d’entendre les histoires de personnes qui ont accompli tout un parcours, et qui, soudainement, décident de tout laisser tomber. Qui vont naviguer pendant un an pour finalement se choisir un autre trajet. Cela nécessite du courage.”
Avez-vous déjà eu une autre vocation en tête ?
Arjaan: “En fait, je n’ai jamais vraiment réfléchi à ma vocation. Le parcours de mes années d’adolescence n’a pas été si facile. Mes parents ont traversé un divorce houleux et qui a duré très longtemps, ma mère s’est retrouvée sérieusement malade. À cette époque agitée, je ne pensais pas à ce que je voudrais faire plus tard, je cherchais surtout à m’échapper auprès d’amis et dans des fêtes. Même si mon père était architecte et que la maison familiale était assez teintée d’architecture, je considère plutôt que mon choix d’études relève du hasard."
"C’est seulement lorsque j’ai commencé à l’Institut Henry van de Velde d’Anvers qu’un monde tout à fait nouveau s’est ouvert pour moi. Un autre environnement, de nouvelles personnes, d’autres étudiants venus de toute la Flandre, tout ceci représentait une incroyable ouverture. Au collège où j’ai étudié jusqu’à mes 18 ans, toute forme de créativité était étouffée dans l’œuf. Mais à l’Institut Henry van de Velde, j’étais tout à coup pris au sérieux. Des enseignants qui vous ‘voient’ et qui vous apprennent à regarder avec des lunettes tridimensionnelles, c’était nouveau pour moi. Je m’accrochais à ce que je faisais, et nous nous stimulions. J’ai développé une grande ambition, qui ne s’est jamais éteinte. L’architecture d’intérieur est absolument ma vocation. Mais je ne suis pas facilement satisfait, et je vois partout ce qui pourrait être mieux. Ce qui peut aller loin, disons même trop loin. Ne pas pouvoir lâcher prise jusqu’à presque devenir un spécialiste à œillères, on pourrait simplement qualifier cela de névrotique (rires).”
Depuis 2005, vous enseignez vous-même la pratique à l’ancien Institut Henry van de Velde, aujourd’hui Universiteit Antwerpen, à la Faculté ‘Ontwerpwetenschappen’. Qu’essayez-vous de transmettre à vos étudiants ?
Arjaan: “En tant qu’architecte d’intérieur, vous êtes quelqu’un qui crée les espaces, pas un décorateur. La question est donc de savoir comment vous résoudrez les questions d’espace à partir d’une approche architecturale. Souvent, tout est lié à la circulation. Regardez le contexte et l’histoire, et demandez-vous ce dont vous avez encore besoin. Chaque immeuble a ses propres limitations, de quelle manière laisserez-vous ici le concept émerger comme de lui-même ? Je peux provoquer la confrontation aussi bien avec mes étudiants qu’avec mes propres collaborateurs, et je remets beaucoup de choses en doute pour les éveiller. Je me demande parfois si les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas trop. Tout est tellement facile. Qu’est-ce qui provoque encore chez eux cette friction, cette résistance qui peut les pousser à vouloir faire autrement ? À vouloir voir plus loin ? À repousser les limites ? Car il faut être un peu fâché contre le monde pour vouloir le changer.”
Quelle contribution Arjaan De Feyter veut-il apporter à ce monde avec ses intérieurs ?
Arjaan: “C’est une bonne question. Pour le moment, nous travaillons sur le projet The Grand, à Nieuport, un projet de rénovation unique de l’ancien Grand Hôtel, un des derniers bâtiments historiques de la côte belge (www.thegrand.be). VDD Project Development nous a demandé de collaborer avec David Chipperfield Architects, une agence qui fait partie du top mondial absolu. Cet immeuble, avec ses 70 appartements, sera là selon toute vraisemblance pour les cent prochaines années. Comment diviser ces appartements par rapport à la façade et à l’intérieur de l’appartement même, comment envisager la multi-fonctionnalité des espaces par rapport à leurs futurs occupants… Voyez-vous, un logement détermine l’état d’esprit de l’individu qui y vivra. Je trouve très important d’optimiser cette sensation d’être ‘chez soi’. Et ce aujourd’hui plus que jamais, parce que le Corona nous oblige à expérimenter à nouveau l’importance du chez-soi. Le fait d’optimiser les espaces dans un logement est porteur d’un gros impact, même si celui-ci se manifeste déjà sur une plus petite échelle. Nous travaillons à la contribution que nous voulons fournir, oui, mais alors celle-ci doit être juste ! Lorsque je vois la solution et que le client n’est pas d’accord avec la réponse spatiale que j’ai imaginée, il y a des chances pour que je laisse tomber.”
Mais le profil de vos clients est plutôt ‘high end’. Alors vous oseriez tout simplement laisser tomber ?
Arjaan: “J’ose le dire : I’m blessed (je suis béni). J’ai démarré sans portefeuille de clients, et j’ai vraiment eu des opportunités. Mieux encore, j’ai créé ces opportunités en prenant des risques. J’en ai besoin, car dès que quelque chose devient une trame fixe, je me sens nerveux. Les clients qui font des difficultés pour ce que je considère comme une futilité, qui n’ont aucune compréhension pour le fait que leur intérieur et les matériaux soient fabriqués par des gens, qui écrasent parfois les entrepreneurs pour les mettre ensuite sous pression… Sincèrement ? Je supporte de moins en moins cela ! Nous passons des semaines sur un projet alors que, dans d’autres agences, il serait plié en trois jours. J’y mets toute mon âme, et lorsque mon âme est traitée comme un produit, j’ose parfois dire, en effet, que cela ne va plus pour moi."
"Lorsqu’on me dit “je veux un Arjaan De Feyter”, je me demande tout d’abord ce que cela signifie. Certains clients, heureusement une minorité, veulent tout contrôler et tout gérer jusqu’au moindre détail. Ce qui peut être frustrant, car c’est souvent durant le processus que vous avez de nouvelles visions. La seule chose que je demande, c’est une carte blanche au niveau de la confiance. Dans un processus créatif, vous ne pouvez pas tout savoir à l’avance !"
"Mais peut-être suis-je trop facile dans mon job, car je relativise beaucoup de choses. On ne voit souvent l’essence même de la vie que lorsqu’on a soi-même eu des problèmes. Quand les clients font des difficultés pour une bricole, je me demande si c’est vraiment le problème et si j’ai encore envie de toutes ces tracasseries. Les gens doivent vraiment apprendre à être plus tolérants. Aujourd’hui, je cherche beaucoup plus ma valeur ajoutée dans les gens qu’autrefois. De bons entrepreneurs, le bon profil de clients…, je remarque que ceci devient de plus en plus important.”
Que voyez-vous à ce jour comme votre plus grande leçon de vie ?
Arjaan: “Relativiser. Ainsi que je viens de le dire, tout est fait par des gens. C’est pourquoi je pratique le respect et la diplomatie. J’ai déjà été mis à l’écart par un client parce que je n’avais pas traité l’entrepreneur assez durement et que je cherchais trop les solutions. Mis à l’écart est peut-être un terme un peu trop fort, mais tout de même…”
Cela vous empêche-t-il de dormir ?
Arjaan: “Parfois, oui. Surtout lorsque ce genre de message vous est communiqué le vendredi soir, alors que vous venez juste d’arriver en Italie avec votre femme pour un week-end à deux. Des clients tellement exigeants qu’ils en négligent complètement l’aspect humain, je trouve cela de plus en plus difficile, oui !”
Qu’est-ce qui fait de vous une personne reconnaissante ?
Arjaan: “Être satisfait de ce qu’on a contribue à mon sentiment de reconnaissance. Je crois que c’est difficile pour beaucoup de gens, pour moi aussi parfois. On m’a récemment offert l’opportunité de revendre l’immeuble où se situent mes bureaux, avec une énorme plus-value. Cela m’a empêché de dormir pendant quelque temps, jusqu’à ce que je prenne conscience de ce que le bonheur ne s’achète pas toujours. Car c’est ce que cet immeuble et cet endroit font pour moi : ils me rendent heureux. De plus, on y a une vue sur ‘le monde’, alors qu’ici, en bas, vous êtes dans un vrai conte de fées. J’ai créé ici mon propre biotope. Peut-être que cela résume ce que je fais : j’essaie de créer du silence dans un monde rude, en donnant forme à l’intérieur.”
Biographie Arjaan De Feyter
- Né en 1976 à Beveren
- Études : Architecture d’Intérieur à l’Institut anversois Henry van de Velde, aujourd’hui Université d’Anvers. J’enseigne la pratique depuis 2005 à la Faculté ‘Ontwerpwetenschappen’.
- Loisirs : mes enfants, voyager et beaucoup marcher dans la nature
- Mon morceau de musique favori : le premier qui me vienne en tête est celui sur lequel est née ma fille, Sultans of Swing de Dire Straits. Ou encore Highway to Hell d’AC/DC, à écouter à fond en voiture. Pour le repas du soir, nous préférons quelque chose de jazzy.
- Plat favori : j’aime associer la nourriture à des endroits. Par exemple, je ne peux pas quitter le bord de mer sans avoir mangé des croquettes de crevettes. Ou la ‘pasta alle vongole’ en entrée, dans le sud de l’Italie…
- Destination favorite : le Japon est ma destination favorite absolue. L’île artistique de Naoshima est aussi à couper le souffle.
- Aime : l’authenticité. Mes amis varient de la gauche à la droite, mais ils ont tous une chose en commun : ils sont vrais et disent ce qu’ils pensent. Je n’aime pas tourner autour du pot !
- Déteste : être traité de manière injuste, et les gens qui gâchent le moment présent! (rires)
- Citation favorite : sur ma page Instagram, vous verrez que j’en mets une pour chacune de mes photos. Mais mon favori absolu ? Je dois encore y réfléchir…
Ce monde silencieux du rêve, vous le créez souvent avec des matériaux naturels. Aimez-vous à ce point la pierre ?
Arjaan: “Sincèrement ? En fait je trouve la pierre naturelle très difficile. D’une part, c’est un produit magnifique, plein d’authenticité, et dont je recherche précisément les défauts pour créer cette véracité. Je redécouvre à chaque fois de nouveaux dessins que je n’avais pas remarqués avant. D’autre part, je trouve que la pierre naturelle – et l’architecture - sont parfois devenues trop ‘fashionable’. Cette année, telle pierre et telle teinte seront ‘tendance’, l’année prochaine ce sera autre chose. Et cela me pose problème."
"En outre, je me demande souvent si la pierre est naturelle est encore un choix responsable du point de vue écologique. J’ai un jour visité la carrière de Carrare, en Italie, sur invitation. Et même si j’ai été très bien reçu là-bas, la visite a eu en partie l’effet opposé sur moi, en raison de cet impact gigantesque sur la nature. Même si je dois me tromper dans ce que je dis, que cela soit un message pour le secteur : on accorde trop peu d’attention à la sensibilisation."
"C’est pourquoi je trouve passionnant de voir comment la scène artistique, par exemple, se comporte avec les chutes de marbre. J’avais moi-même un restant de travertin rouge que j’avais apporté, sur un coup de tête, à un client qui voulait une poolhouse. Lorsque je le lui ai montré, il en est tombé immédiatement amoureux. Il faut trouver la bonne personne et le bon projet. Pour un bureau d’avocats, j’avais choisi de travailler avec du marbre vert parce que je trouve que cette couleur et ce matériau conviennent à la sérénité, la crédibilité et la fiabilité de ce genre d’activité. Et non parce que cette couleur était, semble-t-il, une tendance du moment.”
Y a-t-il encore d’autres choses qui vous rendent heureux ?
Arjaan: “Oui, tant d’autres choses encore qui colorent la vie. Ma femme et moi avons beaucoup voyagé pendant une période. Avec une jeep et un bébé sur le siège arrière, nous sommes partis en Afrique du Sud, en Namibie et en Zambie. Là, vous êtes complètement offline, tout simplement parce que vous n’avez pas le choix. Merveilleux ! Je me rappelle encore ce moment où, durant la nuit, notre jeep a commencé à bouger parce qu’un hippopotame s’était appuyé dessus."
"Au Japon, nous avons fait un voyage de trois semaines inspiré par le travail architectural d’Ando. Le Japon a tout à offrir : l’art contemporain, une architecture de très haut niveau, les artisans et la tradition, l’histoire, une nourriture incroyablement délicieuse, et la nature aussi, qui est tout simplement superbe.”
Qu’est-ce qui vous émeut?
Arjaan: “J’ai deux enfants fantastiques avec lesquels nous partageons beaucoup d’affection. Notre fille est un peu plus business-minded et ressemble davantage à sa maman. Le plus petit est un peu un mini-moi, mais dans une version intacte. Il se lève, rit et vient faire des câlins. Il est tout émotions, comme s’il était né pour donner de l’amour. Je me retrouve en lui. Ce qui m’émeut encore ? Les choses essentielles dans la vie. L’humanité par exemple.”
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