Les conditions de travail dans les fabriques belges de carreaux de sol et faïences murales avant 1914
Si cette série de photographies nous apprend déjà à observer et apprécier davantage les magnifiques carreaux qui sont le fruit de ce travail, elle devrait également nous inciter à réfléchir aux conditions de travail actuelles dans les usines de carrelage de pays lointains, comme le Brésil, l'Inde ou la Chine.
Avant 1914, les conditions de travail dans l'industrie des carreaux de céramique sont, par rapport aux briqueteries, beaucoup plus favorables à de nombreux égards. Le travail n’y est notamment pas saisonnier. Il y a du travail toute l'année, garantissant ainsi au travailleur une sécurité et une stabilité bien plus grandes.
La majorité des opérations ne s’effectue pas non plus en plein air, mais dans de grands halls qui, dans les fabriques attentives aux bonnes conditions de travail, sont non seulement spacieux et bien éclairés, mais aussi parfois chauffés. En outre, les grandes usines de carreaux mettent régulièrement à la disposition de leur personnel de nombreuses machines et installations modernes.
Les conditions de travail chez Gilliot & Cie avant 1914
Une série de 45 photographies des différents ateliers, cantines et autres installations, publiée en 1914 et unique pour l'industrie céramique belge, offre un aperçu détaillé des conditions de travail réelles chez Gilliot. Le fait que cette série ait été utilisée pour illustrer un tarifaire montre clairement que la direction de l'entreprise voulait explicitement se profiler comme moderne et socialement progressiste.
Cette série s'ouvre par une photo de travailleurs rentrant chez eux. La plupart d'entre eux se rendent au travail à pied, quelques-uns seulement à vélo. Le reste des photos montrent pratiquement tous les endroits importants de l'usine ainsi que les étapes les plus diverses du processus de fabrication.
Le bâtiment des bureaux, jouxté d’un abri pour vélos couvert, dispose du chauffage central. Spacieux, les bureaux de la direction sont équipés de luminaires suspendus et de lampes de bureau fonctionnant à l’électricité. Un téléphone occupe une place proéminente à l’avant-plan. Sur une autre photo, l'opérateur qui gère les communications internes sur 25 postes pose avec une certaine fierté devant la porte du petit bâtiment abritant la centrale téléphonique.
Une douzaine de collaborateurs peuplent les ‘Services généraux’. Leur local est lui aussi spacieux et confortable.
L'usine est par ailleurs scindée de manière ordonnée en différents services et départements. Le studio de conception, éclairé par de grands lanterneaux, forme le cœur créatif de l'usine. C’est de là que les dessins approuvés par les clients partent vers l'immense atelier de décoration bien éclairé. À l’avant de celui-ci s’affairent huit hommes, vraisemblablement occupés à transférer les dessins sur des poncifs ou dessins piqués. À l'arrière-plan, un très grand groupe de femmes se chargent, côte à côte, de décorer les carreaux.
Le laboratoire de l'entreprise soutient la production des émaux et couleurs nécessaires et renferme une très grande variété de produits chimiques. La production de ces émaux et couleurs s’effectue dans une grande salle de travail remplie de matières premières de base stockées dans des fûts, qui sont mélangées et broyées dans une série de tambours à entraînement centralisé.
Une centrale électrique au carrelage impeccable assure l'éclairage, tandis qu'une autre partie de cette centrale, plus vaste, fournit la force motrice nécessaire au parc de machines très étoffé.
Des interventions mûrement réfléchies élèvent clairement le confort des travailleurs dans les différents halls de production. Les locaux sont généralement spacieux et abondamment baignés de lumière naturelle. Lorsqu'il fait noir le matin et le soir, les salles de travail sont éclairées de façon électrique. Si la présence de chauffage central est visible dans certaines salles de travail, d’autres sont équipées de poêles à charbon.
L'approvisionnement des différentes matières premières par voie navigable et terrestre est facilité par une grue munie d’un grappin installée sur le propre quai d’amarrage de l’usine. Cette dernière dispose de sa propre locomotive à vapeur pour assurer la liaison avec les lignes de chemins de fer publiques via la gare voisine d'Hemiksem. Les transports en interne s’effectuent aussi en grande partie sur des lignes de chemins de fer à voie étroite, qui soulagent considérablement le dur labeur que nécessitent l’approvisionnement et l'évacuation des matériaux.
Les ateliers destinés à la préparation de la masse d'argile sont également visibles: un hall avec des bassins d'eau pour purifier l'argile, le hall avec les filtres-presses et les tambours ainsi que le hall de 180 mètres de long abritant les concasseurs. Après avoir été nettoyée, séchée, réduite en poudre et éventuellement colorée, l'argile peut être transportée vers l'une des nombreuses salles de pressage.
La salle de pressage pour carreaux de mosaïque compte une dizaine de presses à main, toutes actionnées par des garçons. Encadrés par un seul superviseur. Dans la salle de pressage pour faïences murales, les presses à vis de la société anglaise Boulton sont elles aussi entièrement actionnées à la main. De nombreux hommes et garçons s’affairent dans cette salle. D’un côté de la salle de pressage pour carreaux de sol pressés à sec, un grand groupe de femmes en tabliers de travail et coiffées de charlottes de protection se chargent d’insérer les motifs dans les moules. De l'autre côté, des hommes, chaque fois aidés par un garçon, actionnent les presses.
Dans la section des ornements moulés, on peut voir un seul ouvrier au travail parmi les nombreux moules et pièces prêtes à être séchées et cuites.
Des machines à émailler simplifient l'émaillage des carreaux. Les femmes travaillant ici portent des tabliers blancs et presque toutes sont également coiffées de charlottes de protection. Ici aussi, un superviseur masculin veille au bon déroulement du travail.
Dans le hall de fabrication des cassettes réfractaires, un seul ouvrier s'affaire. À l'arrière-plan sont visibles quatre fours-bouteilles destinés à cuire l’émail des pièces. Dans la troisième section, dix fours-bouteilles se chargent de la cuisson des majoliques et des carreaux de grès tandis qu’au moins quatre immenses fours-bouteilles assurent la cuisson des carreaux de sol dans la deuxième section.
11 hommes et garçons fabriquent quelque 250 cageots d’emballage par jour. Leur matériau de base est fourni par la propre scierie de l’usine, où cinq travailleurs font fonctionner les nombreuses machines. Deux ouvriers se chargent en outre de produire la laine de bois, nécessaire à l'emballage. Tout le matériel est ensuite acheminé vers les vastes sections de conditionnementd’emballage des différents départements. Celles-ci peuvent puiser parmi un immense stock de carreaux, empilés proprement et de façon ordonnée dans les entrepôts spacieux.
Le large parc de machines est en grande partie entretenu par l'atelier mécanique interne. Huit ouvriers travaillent sur les tours. Dans la partie adjacente sont actifs cinq autres ouvriers. L’usine dispose aussi de sa propre forge.
Vu la présence de nombreux fours et des énormes quantités de matériaux inflammables, on a également pensé à la sécurité incendie. Un corps de pompiers interne composé de 50 hommes bien équipés et formés dispose d'une lance à incendie mobile, de chariots et d'échelles.
Pendant ses journées de travail, le personnel peut faire des pauses dans des cantines très propres – évidemment carrelées avec soin – équipées de l'éclairage électrique et du chauffage central. Les manteaux et tabliers de travail peuvent être accrochés au mur. Après la journée de travail, le personnel peut utiliser l'une des 14 salles de bains confortables, à tour de rôle évidemment. Un cabinet médical pour consultations quotidiennes est accessible pour ceux qui tombent malades ou sont victimes d’un accident. Dès 1905, les travailleurs de chez Gilliot & Cie peuvent adhérer à une ‘caisse de soutien mutuel’ qui rembourse les frais médicaux et qui, en cas d'absences pour maladie, leur verse également la moitié de leur salaire. Un avantage social non-négligeable pour l'époque.
Les temps libres peuvent également être passés dans l'entreprise. Dès 1905, Gilliot possède sa propre harmonie musicale, qui donne régulièrement des concerts estivaux dans un élégant kiosque en bois aménagé dans les jardins de la direction de l'usine. En hiver, des concerts sont organisés dans la salle des fêtes de l'usine.
Tout cela montre que, depuis sa création en 1897 jusqu'en 1914, Gilliot est devenue une entreprise très bien structurée, soucieuse de rationaliser et mécaniser les processus, mais aussi du confort, de la sécurité et de l'hygiène, sans oublier la création d'un sentiment d'implication mutuelle. Le fait que cela soit teinté d'un paternalisme d'inspiration catholique n'enlève rien au caractère plutôt exceptionnel de cette attitude au sein de l'industrie céramique belge, qui plus est dans la région de Boom.
Les risques du métier
Tout n’était assurément pas idéal dans la fabrique de Gilliot & Cie. En effet, de nombreux problèmes de santé sont propres à l'ensemble du secteur de la céramique, dont certains très spécifiques à l'industrie des carrelages où était appliquée la technique moderne du pressage à sec.
Certains travaux à l'intérieur de l'usine sont ainsi lourds, monotones, fatigants et régulièrement dangereux. Vers 1900, des horaires de 10 voire 11 heures par jour sont courants dans l'ensemble du secteur. Une partie du travail s’effectue également par équipes. Le travail aux fours pendant la cuisson est aussi nécessairement un travail de nuit. Les ouvriers rémunérés à l'heure ont des salaires plus sûrs que ceux rémunérés à la pièce. Pour ces derniers, des pièces mal réalisées et des problèmes lors de la cuisson peuvent entraîner des pertes de salaire importantes, provoquant ainsi beaucoup de stress et de frustration. Également parce qu'ils sont souvent rémunérés sur base des résultats de la production collective. Chez Gilliot, tous les salaires des ouvriers étaient payés à la semaine jusqu'en 1930.
Les travaux dangereux comprennent notamment le chargement et déchargement des matières premières et des produits finis, la préparation de l'argile, le chargement et déchargement des fours (où non seulement la chaleur, mais aussi la fumée et les gaz libérés comme le monoxyde ou dioxyde de carbone ainsi que les vapeurs de soufre jouent un rôle important) et l’alimentation des fours en combustible (chaleur, fumée et lésions oculaires). Sans oublier, de façon générale, les nuisances sonores des machines, les dangers liés aux courroies de transmission des machines, les dangers liés à l’utilisation des presses, des scies, des tours, etc.
Maladies professionnelles
Plusieurs problèmes de santé typiques et très menaçants sont propres à toutes les fabriques industrielles de carreaux de l'époque. Ceux-ci sont causés en partie par les grandes quantités de poussière présentes dans les fabriques de carreaux et en partie par l'utilisation de substances toxiques dans la chaîne de production. Il s’agit d’une part de la pneumoconiose et de la silicose et, d’autre part, du saturnisme ou intoxication au plomb, en plus de quelques autres intoxications.
La silicose représentait une menace constante pour tous les travailleurs actifs dans la chaîne de production du pressage à sec. Tous les ouvriers travaillant aux tambours et aux concasseurs, dans les salles de pressage, au service de contrôle de la qualité, dans les entrepôts et à la production de laine de bois ou manipulation de paille pour l'emballage des carreaux couraient un risque élevé d’affections pulmonaires pouvant devenir mortelles après une période d'incubation de 10 à 20 ans. En effet, l'exposition non-protégée et intensive à la poussière entraînait très souvent la présence de fines particules de poussière dans les poumons qui, à un stade ultérieur, s’aggloméraient pour former des structures fibreuses entraînant la présence de liquide dans les poumons.
À côté de cela, le saturnisme a longtemps été une maladie professionnelle inévitable dans le secteur des carreaux céramiques, en particulier chez les travailleurs chargés de la production de produits émaillés dans tous les départements où étaient fabriqués ou appliqués les couleurs et les émaux. Cette maladie également fatale à long terme était largement connue à Hemiksem sous l’appellation de ‘mort douce’. D'autres intoxications et troubles, comme des infections rénales, ont également été constatés. Pour fabriquer de nouveaux types d’émaux par exemple, le laboratoire procédait à des expérimentations avec les substances dangereuses les plus diverses. Dans le département de décoration étaient largement manipulés les émaux et couleurs créés en laboratoire, renfermant non seulement de l'essence et de la térébenthine, mais aussi de l'arsenic, des métaux lourds et parfois même des matières radioactives.
Le fait que, chez Gilliot, pratiquement tous les espaces de travail étaient spacieux, bien éclairés et ventilés, de même que les cantines bien entretenues et hygiéniques, la possibilité certes limitée de prendre des douches et des bains et la présence quotidienne d'un médecin, témoignent d'un souci évident du bien-être des travailleurs.
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